Poser un cadre n’a jamais été aussi mal compris. Dans une société où tout doit être flexible, rappeler une règle est vite perçu comme de l’intolérance. Pourtant, le recadrage n’est pas une fermeture : c’est un acte de clarté, une manière de donner à chacun sa juste place. Refuser une dérive, rappeler une limite, ce n’est pas exclure mais protéger le lien. Sans limites, la relation s’effondre dans le flou ou la confusion. La vraie question n’est donc pas : « Faut-il tolérer ? », mais : « Comment recadrer sans être perçu comme intolérant ? »
Lorsque j’ai reçu Élise, 39 ans, elle m’a dit :« Dès que je pose une limite, j’ai l’impression d’être perçue comme dure ou intolérante. Alors je me tais… mais ensuite je boue intérieurement. » Sa plainte n’est pas rare : beaucoup confondent le recadrage nécessaire — une remise en contexte, une règle rappelée, une frontière posée — avec une supposée intolérance, c’est-à-dire une rigidité ou un refus de l’autre.
« Poser un cadre, ce n’est pas enfermer l’autre, c’est lui donner un espace où il peut exister sans danger. » — Donald W. Winnicott
Avant de plonger dans les nuances entre intolérance et recadrage, gardons une idée simple : poser un cadre n’est pas exclure, mais contenir. Là où l’intolérance ferme le dialogue, le recadrage l’ouvre en remettant chacun à sa juste place. Pourtant, dans nos sociétés hypersensibles au conflit, celui qui recadre est souvent perçu comme « dur », « cassant » ou « pas compréhensif ». Cet article explore ce malentendu, ses racines psychologiques et ses conséquences relationnelles. Allez, c’est parti…
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L’intolérance n’est pas simplement un désaccord. C’est un refus catégorique, une fermeture à l’autre, à sa différence, à son imprévu. Elle se manifeste par le rejet, le jugement, voire la stigmatisation. Être intolérant, ce n’est pas seulement contester une idée ou un comportement : c’est souvent nier la légitimité même de l’autre à exister tel qu’il est.
👉 Freud parlait déjà d’intolérance à la frustration : incapacité à supporter le manque, le différé, la limite. Là où l’enfant apprend que tout ne se fait pas immédiatement, l’intolérant reste fixé dans l’exigence : « tout doit aller dans mon sens, tout de suite ».
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L’intolérance n’est pas cantonnée aux grandes idéologies ou aux discours radicaux : elle s’insinue dans le quotidien, là où la différence se joue dans la proximité.
Au travail, elle se traduit par cet agacement sourd face au collègue qui n’a pas la même manière de faire. Une divergence d’opinion en réunion suffit parfois à cristalliser des tensions : l’autre n’est plus un partenaire de réflexion mais un obstacle. Derrière ce rejet, il y a souvent la peur de perdre du pouvoir, ou la difficulté à tolérer que plusieurs vérités puissent coexister.
Dans le couple, l’intolérance prend la forme de la fusion forcée : « Si tu m’aimes, tu dois penser comme moi. » Ici, la différence n’est pas accueillie comme une richesse mais vécue comme une trahison. L’autre devient insupportable dès lors qu’il exprime un désir ou une pensée autonome. Beaucoup de conflits conjugaux s’enracinent dans cette incapacité à tolérer l’altérité.
Dans la société, l’intolérance éclate dans la polarisation des débats publics. Les réseaux sociaux en sont le théâtre quotidien : il ne s’agit plus de discuter mais d’exclure, de disqualifier. La nuance disparaît, remplacée par des camps figés où tout désaccord est immédiatement interprété comme une agression.
Dans chacun de ces espaces, l’intolérance nourrit l’hostilité plutôt que le dialogue. Elle ne construit pas de lien : elle érige des murs. Là où le recadrage sert à clarifier et à contenir, l’intolérance coupe net, enferme, isole.
Le recadrage n’a rien à voir avec une sanction. C’est un geste relationnel qui consiste à remettre les choses à leur juste place, à rappeler les règles du jeu, pour que chacun sache sur quel terrain il évolue. Contrairement à l’intolérance qui rejette et exclut, le recadrage contient et relie.
Recadrer, c’est dire : « Voilà la règle du jeu, voilà le terrain sur lequel nous pouvons avancer ensemble. »
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Paul annule une séance deux heures avant le rendez-vous, persuadé qu’il « prévient suffisamment tôt ». Quand je lui rappelle que la séance reste due, il se braque : « C’est de l’abus ! » Je précise alors :
— « Ce n’est pas une sanction, Paul. C’est une règle qui permet que ce temps reste disponible et constant pour vous. »
Il se tait, contrarié. Quelques semaines plus tard, il me dit : « En fait, ça m’a fait réfléchir. J’ai toujours du mal à respecter les engagements quand ça m’arrange pas. »
👉 Le recadrage a ouvert une piste de travail : non pas une punition, mais une invitation à regarder son rapport à l’engagement.
Un adolescent claque la porte de sa chambre après une dispute. Sa mère lui dit, calmement :
— « Je comprends que tu sois en colère. Mais tu ne peux pas m’insulter. Si tu veux, nous en reparlerons quand tu seras plus calme. »
👉 Ici, le recadrage ne nie pas l’émotion : il la reconnaît, mais lui donne une forme acceptable et constructive.
Lors d’une réunion, un manager précise à son équipe :
— « Les horaires sont souples, mais les livrables doivent être respectés. La confiance repose là-dessus. »
👉 Le recadrage pose une limite claire sans infantiliser, et évite que la souplesse se transforme en chaos.
En psychanalyse, Winnicott l’avait bien saisi : l’enfant a besoin d’un « environnement suffisamment bon », ni trop rigide ni trop lâche. Le recadrage est de cet ordre : une bordure contenante qui empêche la relation de se dissoudre.
👉 En somme, recadrer, ce n’est pas restreindre, mais prendre soin du lien. Là où l’intolérance ferme la porte, le recadrage ouvre un espace sécurisé où chacun peut exister.
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Si l’intolérance et le recadrage sont aux antipodes, ils sont pourtant souvent confondus. Cette confusion est révélatrice de notre rapport fragile aux règles, au conflit et à la frustration.
Un manager qui rappelle un délai de rendu peut être taxé de rigidité. Une mère qui refuse une sortie à son adolescent est vite accusée d’être « autoritaire ».
👉 Le recadrage, qui devrait être un geste normal de clarification, est vécu comme un refus ou une attaque.
La limite dit : « Tu as ta place, mais dans ce cadre. »
Le rejet dit : « Tu n’as pas ta place, je ne veux pas de toi. »
Beaucoup les confondent. Ainsi, quand une analyste interrompt une séance à l’heure, le patient peut vivre cela comme une exclusion, alors qu’il s’agit simplement de rappeler que le cadre rend la parole possible.
Un thérapeute qui fait payer une séance annulée, un professeur qui refuse un devoir en retard, passent pour inflexibles.
👉 En réalité, ils ne font qu’être cohérents : sans cadre, la relation devient arbitraire.
Un patient qui a grandi avec un père autoritaire peut percevoir tout recadrage comme une humiliation. Un autre, élevé sans règles claires, ressentira la moindre limite comme un abandon. La subjectivité colore la perception : ce qui est recadrage objectif devient intolérance ressentie.
👉 En résumé, si nous confondons recadrage et intolérance, c’est parce que nous supportons mal la frustration et la contradiction. Pourtant, c’est précisément grâce au recadrage que les relations peuvent durer sans s’effondrer dans le malentendu.
L’un des plus beaux exemples se trouve dans un conte que beaucoup d’entre nous ont lu dans l’enfance…
Souvenez-vous de ce passage : le Petit Prince demande au Renard de jouer avec lui.
Le Renard accepte, mais à une condition :— « Il faut être très patient. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi… Chaque jour tu pourras venir t’asseoir un peu plus près… Et si tu viens à quatre heures, dès trois heures je commencerai d’être heureux. »
Cette phrase n’est pas une simple poésie. Elle révèle une vérité fondamentale : l’attente et le rendez-vous donnent sa valeur à la rencontre. Le Renard fixe un cadre, non pour contraindre, mais pour permettre au désir de naître. Sans rendez-vous, il n’y a pas de préparation intérieure, pas d’apprivoisement possible.
Si le rendez-vous devient flottant, annulé à la dernière minute, décalé sans cesse, le lien se dissout. Comme le Renard le dit implicitement : sans ponctualité, pas de confiance ; sans confiance, pas de lien.
👉 Recadrer, dans ce contexte, ce n’est pas se montrer intolérant. C’est rappeler la règle qui rend la relation possible. C’est protéger le rendez-vous comme on protège une promesse.
En réalité, ce que nous apprend le Renard, c’est que la fidélité au cadre est une preuve d’amour : elle dit à l’autre « tu comptes assez pour que je sois là, à l’heure dite ».
👉 Comme le Renard, l’analyste rappelle que le temps est constitutif du désir. Un rendez-vous respecté n’est pas une formalité administrative : c’est une marque de reconnaissance mutuelle.
Quand un patient annule à la dernière minute, il n’atteint pas seulement l’organisation du thérapeute, il entame la fonction symbolique du rendez-vous. Recadrer à ce moment-là n’est pas intolérant : c’est restaurer la valeur de la rencontre.
En somme, ce que nous apprend le Renard, c’est ce que Lacan ne cessait de rappeler :
Ce que le Renard enseigne au Petit Prince, les psychanalystes le formulent à leur manière : sans cadre, pas de rencontre possible. Freud, Winnicott ou Lacan n’ont pas dit autre chose en rappelant que le temps, la régularité et la limite sont les conditions mêmes de l’expérience thérapeutique.
C’est même ce qui rend possible l’expérience analytique. Sans cadre, pas de transfert ; sans transfert, pas d’analyse.
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« La liberté n’est pas de faire ce qu’on veut, mais de savoir ce qu’on fait. »— Jacques Lacan
Freud posait ce qu’il appelait la règle fondamentale : le patient doit dire tout ce qui lui passe par la tête, sans censure, même si cela paraît absurde, choquant ou insignifiant. Mais cette liberté, loin d’être anarchique, repose sur trois conditions essentielles qui structurent le cadre analytique :
👉 Le paiement, loin d’être un détail administratif, fait partie intégrante du cadre. Freud insistait : « la régularité des séances n’est pas un luxe, elle est la condition du processus ». Régler une séance, c’est non seulement reconnaître la valeur du travail engagé, mais aussi symboliser l’engagement du patient dans sa propre cure.
En somme, ce qui peut sembler une contrainte extérieure (horaire, lieu, règlement) est en réalité ce qui rend possible la liberté intérieure de la parole.
Winnicott prolonge cette idée, mais en l’enrichissant d’une métaphore vivante : le cadre comme « environnement suffisamment bon ».
Là où Freud insiste sur la nécessité de règles pour permettre la libre association, Winnicott montre que ce cadre agit comme une aire de jeu sécurisée. Trop rigide, il étouffe ; trop lâche, il insécurise. Le recadrage — rappeler une règle, recentrer la parole — devient alors un acte de soin. Il ne vise pas à contraindre mais à garantir que le patient puisse « jouer sérieusement », explorer, régresser et se transformer.
Lacan, quant à lui, radicalise encore la fonction du cadre.
Il ne se contente pas de le voir comme sécurisant : il y voit un élément structurant. L’heure fixe, la scansion, l’interruption parfois abrupte ne sont pas des détails de méthode, mais des coupures symboliques. Là où Winnicott protège par la constance, Lacan rappelle par la limite que le sujet n’a pas accès à tout, tout de suite. Le recadrage devient alors une manière de marquer la place du symbolique : la règle comme frontière qui rend le désir possible.
👉 Ainsi, de Freud à Winnicott, puis à Lacan, on voit se dessiner un fil : le cadre n’est jamais une intolérance, mais la condition même de la liberté, du jeu et du désir.
Paul, 45 ans, arrive en retard de 20 minutes à plusieurs séances. Un jour, il se heurte à la porte close : l’analyste a quitté le cabinet à l’heure prévue. Paul se sent humilié, « rejeté ». Mais au fil du travail, il comprend que ce n’était pas un acte d’intolérance, mais un recadrage symbolique : rappeler que le temps de la séance est un espace précis, qu’il faut investir pour qu’il ait un sens. Cette expérience l’aide à réfléchir à ses retards chroniques et à son rapport à l’engagement.
👉 Le recadrage en thérapie n’est jamais un caprice de l’analyste : c’est un outil thérapeutique, qui permet au patient de rencontrer la règle, la limite, et donc la possibilité du désir.
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Poser une limite semble simple en théorie, mais c’est un défi dans la pratique. Les chiffres francophones en témoignent :
Ces chiffres traduisent une difficulté croissante à tolérer la frustration :
👉 Ce que révèlent ces statistiques, c’est une société qui valorise l’hyper-adaptation et redoute le conflit. Pourtant, sans limite claire, les liens se délitent ou explosent dans la violence accumulée.
Recadrer est un art subtil : il s’agit de poser une règle sans blesser, de rappeler un cadre sans humilier. L’objectif n’est pas de « gagner » un rapport de force, mais de sécuriser la relation.
Un recadrage efficace ne se fait pas sur le ton de la colère, mais de la clarté.
👉 Exemple thérapeutique : « Comme indiqué, toute séance annulée moins de 48h à l’avance reste due. Ce n’est pas une sanction, mais une règle constante qui sécurise notre travail. »
Le « tu » pointe et culpabilise, le « je » témoigne et responsabilise.
👉 Exemple de couple : au lieu de « Tu ne m’écoutes jamais », dire « J’ai besoin que tu m’écoutes davantage pour me sentir entendue ».
Rappeler la logique de la règle évite qu’elle soit vécue comme arbitraire.
👉 Exemple professionnel : « Nous avons besoin du rapport vendredi, car c’est la date fixée par le client. »
Recadrer, ce n’est pas s’excuser d’exister. La fermeté n’exclut pas la bienveillance.
👉 Exemple parental : « Je comprends que tu sois frustré, mais il n’est pas possible de passer plus de deux heures devant les écrans. »
Un recadrage réussi laisse toujours une ouverture.
👉 Exemple amical : « Je préfère qu’on se voie quand tu es disponible à l’heure prévue. Ça comptera plus pour moi. »
Souvenons-nous d’une chose simple : poser un cadre n’est pas exclure. L’intolérance ferme la porte, le recadrage l’ouvre — mais dans des conditions claires et sécurisantes. Là où l’intolérant rejette l’autre, celui qui recadre rappelle la règle du jeu qui rend la relation possible.
Comme le Renard dans Le Petit Prince, fixer un rendez-vous, tenir une promesse d’heure et de régularité, c’est offrir à l’autre un espace où le désir peut naître et grandir. Sans cette attente, pas d’apprivoisement. Sans cadre, pas de rencontre.
En psychanalyse comme dans la vie quotidienne, recadrer n’est donc pas une marque de dureté : c’est un acte de soin. C’est protéger le lien de la confusion, c’est rappeler à l’autre qu’il a une place — mais que cette place se construit dans un contexte partagé.
👉 L’intolérance isole, le recadrage relie. La première exclut, le second humanise. Et si nous confondons encore les deux, c’est peut-être parce que nous avons à réapprendre ce que signifie attendre, désirer et rencontrer vraiment.