Avez-vous déjà eu l’intuition que certaines de vos souffrances ne vous appartiennent pas entièrement ? Comme si un poids s'était glissé en vous depuis l’enfance, sans origine précise, sans souvenir marquant, mais avec une intensité troublante ? Un mal-être diffus, une honte sans cause, une angoisse flottante, ou encore des comportements que vous ne comprenez pas chez vous… ou chez vos enfants ? Et si ces manifestations n’étaient pas le fruit de votre seule histoire individuelle, mais l’expression d’un maillage familial déchiré ? Et si, à travers vous, ce qui cherche à se dire, ce n’était pas un trauma personnel, mais une blessure transmise en silence, génération après génération ? Dans nos familles, tout ne se dit pas, mais beaucoup se transmet. Des paroles, certes, mais aussi des silences. Des secrets, des exclusions, des morts sans adieux, des abandons, des identités incertaines. Ce qui ne peut pas se symboliser se dépose autrement : dans le corps, dans les symptômes, dans les répétitions. C’est à cette transmission psychique invisible que s’intéresse le pédopsychiatre et psychanalyste Pierre Benghozi, en développant une grille de lecture fascinante : celle du maillage des liens. Une approche clinique, théorique et métaphorique qui permet de penser la famille non seulement comme un réseau relationnel, mais comme un tissu vivant de liens, de contenants, de transmissions conscientes et inconscientes. Quand ce maillage se rompt, que des mailles se trouent, que la trame familiale se déchire, c’est souvent le symptôme qui surgit — comme un signal, une tentative de réparation, un cri silencieux. Ici, nous allons explorer : Comment se construisent ces liens invisibles qui tissent nos identités, En quoi la transmission intergénérationnelle et transgénérationnelle façonne notre rapport au monde, Pourquoi certains symptômes sont en réalité des tentatives de remaillage psychique, Et comment la thérapie familiale psychanalytique peut offrir un espace de reconstruction du lien et du sens.
Le lien familial n’est pas un simple contact affectif. Il est ce qui nous inscrit dans une filiation, une appartenance, une histoire. C’est un ancrage psychique et symbolique. Un lien, au sens psychanalytique, n’est pas seulement ce qui relie : c’est ce qui construit. Il façonne notre identité, notre place, notre inscription dans la chaîne des générations.
il nous relie à nos ascendants (parents, grands-parents, arrière-grands-parents…) et à nos descendants (enfants, petits-enfants…), mais aussi à ceux qui ne sont pas encore nés, dans une temporalité dite "compacte". Il structure le sentiment d’origine et d’héritage, souvent chargé d’inconscient familial.
il relie les membres d’un groupe à une appartenance commune : fratrie, couple, institution, communauté, école… Il répond à la question : "J’en fais partie ou non ?", "Suis-je inclus, exclus, adopté, toléré, choisi… ?"
Ces deux types de liens s’entrelacent dans nos vies pour constituer un maillage familial, une sorte de filet psychique. C’est ce maillage qui nous tient, nous contient, nous porte — ou nous laisse tomber quand il est troué.
Dans les familles dites "classiques", recomposées, adoptives, homoparentales, migrantes, ou marquées par le silence et le secret, ce maillage peut devenir fragile, instable, voire invisible. Et quand aucune maille ne soutient l’identité, le sujet chute. Il ne tombe pas dans le vide relationnel, mais dans l’absence de lien symbolique.
C’est ici que surgissent, souvent en silence, les troubles du lien : sentiment d’abandon existentiel, recherche effrénée de reconnaissance, besoin d’hyper-appartenance ou au contraire repli extrême… Et parfois, le symptôme.
Une forme de tristesse héréditaire, un flottement identitaire, un poids dans l’air qui échappe aux mots.
C’est que tout ne se transmet pas par le langage. Il existe une transmission invisible, non verbale, sensorielle, parfois inconsciente, que Pierre Benghozi qualifie de transmission psychique inter et transgénérationnelle. Une mémoire sans souvenir, faite de traces et d’empreintes.
un mot entendu, une scène observée, une lettre retrouvée, un regard. Elle laisse une marque, une inscription psychique.
le souvenir d’un passage, une présence-absence. C’est une émotion sans image, une sensation sans origine. Comme un creux dans la neige, une forme laissée par ce (ou celui) qui n’est plus là. L’empreinte, c’est la mémoire de l’indicible.
Ce sont ces traces et empreintes qui s’infiltrent dans les liens et tissent une mémoire familiale souterraine. Une histoire que personne ne raconte, mais que tout le monde incarne à sa manière : dans les corps, dans les rêves, dans les silences.
C’est ce que Benghozi appelle la transmission transgénérationnelle : ce qui "surfe" entre les générations sans être métabolisé.
Ce n’est plus une histoire transmise, mais un affect brut, une angoisse nue, une faille non dite qui circule dans la lignée. Et qui s’exprime un jour chez un enfant ou un adolescent, sans que l’on comprenne pourquoi il va si mal.
C’est alors que surgit le symptôme. Non pas comme une simple manifestation de souffrance individuelle, mais comme le porteur d’un secret familial, le révélateur d’un maillage troué.
Ce peut être un enfant, un adolescent, un adulte en pleine réussite apparente — mais quelque chose craque : une dépression, une addiction, un trouble alimentaire, une conduite à risque, une rupture brutale.
Le symptôme colmate une béance, remplit un vide, occupe une place laissée vacante dans le lien.
Ce ne sont pas des "troubles" à corriger, ce sont des cris d’un lien blessé, des gestes pour tenter de remailler une trame intérieure disloquée.
Il est le réceptacle d’une faille collective.
C’est le petit-fils qui devient phobique alors qu’il porte le nom d’un grand-père disparu dans la guerre et jamais mentionné. C’est la fille qui arrête de s’alimenter dans une famille où la maternité a toujours été un terrain de conflit, de perte ou de silence.
C’est l’hypothèse centrale du modèle de Pierre Benghozi : le symptôme ne vient pas casser l’ordre, il tente de le reconstruire. C’est un effort (souvent désespéré et maladroit) pour tenir ensemble ce qui menace de s’effondrer.
Ces symptômes ne sont pas absurdes, ils font fonction de suture. Ils disent, à leur manière, qu’il y a quelque chose qui cloche dans le lien, pas seulement dans la personne.
Ce renversement de regard est essentiel. Il permet :
C’est ainsi que le symptôme devient un signal précieux, un levier pour explorer la transmission, et peut-être, à terme, un point d’entrée vers une réparation plus profonde du maillage familial.
Lorsque l’un de ces liens est blessé, c’est l’ensemble du maillage familial qui se fragilise, parfois sans que quiconque en ait conscience.
Ce lien structure notre place dans la chaîne des générations, et avec elle notre rapport à l’origine, à la transmission, à la continuité psychique. Lorsqu’il est clair et reconnu, il soutient le sentiment d’identité. Mais lorsqu’il est flou, occulté, mensonger (par exemple en cas d’adoption non dite, de paternité incertaine, de secret de famille), il crée une faille profonde dans l’inscription symbolique du sujet.
Un enfant dont la filiation est niée peut se construire comme s’il était suspendu dans le vide. Il existe biologiquement, affectivement, mais nulle part il ne sait vraiment « d’où » il vient.
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La fratrie, par exemple, est un groupe affiliatif primaire, fondé sur des liens de filiation communs, mais aussi sur des expériences partagées, des alliances, des exclusions. Les recompositions familiales, les adoptions, les séparations ou les ruptures d’attachement mettent à rude épreuve la stabilité de ces liens affiliatifs, parfois sans le dire.
Quand un enfant ne sait plus très bien « à quelle famille il appartient », ou quand il est coincé entre plusieurs appartenances en conflit (famille biologique vs famille adoptive, parents divorcés, couples homoparentaux avec GPA…), il est souvent pris dans un maillage instable, source d’angoisse identitaire.
Ils tissent la toile psychique dans laquelle le sujet peut grandir, penser, rêver, désirer.
Mais lorsque l’un des deux se dérobe, lorsque le lien de filiation est brouillé ou que l’affiliation devient insécure, le sujet perd ses appuis symboliques. Il ne sait plus vraiment qui il est, ni d’où il vient, ni à qui il appartient.
Et c’est souvent là que les symptômes surgissent : non pas pour créer le chaos, mais pour tenter, à leur manière, de recréer une cohérence intérieure là où le lien s’est effiloché.
C’est là tout l’enjeu de la thérapie familiale psychanalytique : aider la famille à remailler ce qui a été déchiré.
Dans ces cas-là, la parole ne peut pas s’élaborer, et l’interprétation reste stérile. Il faut d’abord reconstruire un contenant. C’est-à-dire offrir à la famille un espace qui fasse fonction de "filet psychique collectif", capable de contenir l’angoisse, de soutenir une élaboration, de permettre une rêverie commune.
Ce processus de remaillage passe par :
Recréer un filet, ce n’est pas recoller les morceaux, c’est inventer une nouvelle trame. Un néo-contenant.
C’est une transformation radicale du cadre thérapeutique :
C’est là que la famille, comme groupe, retrouve peu à peu sa capacité à rêver, à penser, à faire circuler la parole, à retrouver une forme de continuité psychique, si fragilisée par les silences, les secrets ou les effractions.
Pourtant, dans de nombreux cas, le lien est blessé sans qu’il y ait de conflit manifeste. Et inversement, des relations houleuses peuvent s’inscrire dans un lien solide, structurant, sécurisant.
Un parent peut s’opposer à son adolescent, poser des limites, refuser une sortie nocturne : la tension relationnelle est forte, mais le lien de filiation est net, reconnu, contenant.
À l’inverse, il peut exister une grande douceur apparente, une absence totale de conflit, et pourtant… un lien vicié, incertain, effacé, qui crée une souffrance bien plus profonde.
C’est le cas, par exemple, d’un enfant adopté dont les origines lui ont été cachées : il peut avoir une relation harmonieuse avec ses parents adoptifs, mais ressentir un vide existentiel, un flottement identitaire, une angoisse sourde.
« On ne comprend pas, il ne s’est jamais rien passé de grave »
« On s’entend bien »
« Il a toujours été entouré, aimé »
Ce n’est pas l’affection qui est en cause, c’est l’inscription symbolique dans une trame psychique cohérente. La question n’est pas « vous êtes-vous disputés ? », mais plutôt : « Qui est qui dans ce système ? Qu’est-ce qui se transmet ? Qu’est-ce qui est tu ? »
Dans tous ces cas, le symptôme n’a pas pour origine un désaccord relationnel, mais un dérèglement du lien. Ce n’est pas la qualité des interactions qui est en jeu, mais la structuration symbolique du maillage familial.
Alors comment repérer ces blessures invisibles, ces trous dans le filet psychique, avant qu’ils ne prennent la forme d’un symptôme éclatant ?
Voici quelques signes d’alerte, souvent banalisés, mais qui peuvent révéler une atteinte du lien plutôt qu’un simple désaccord relationnel.
Ce sentiment est fréquent chez :
Comme si toute décision personnelle impliquait trahir quelqu’un, ou rompre une loyauté invisible. C’est souvent le cas dans les familles où les générations ne sont pas différenciées, où les rôles se confondent (l’enfant-parent, la sœur-mère…).
C’est peut-être que le problème n’est pas en vous, mais dans un lien défaillant autour de vous. Un lien qui ne vous contient pas, ou mal. Un trou dans le filet familial qui vous laisse exposé à l’angoisse.
Le silence est souvent l’indice d’un lien blessé, voire dénié.
Ces tensions intérieures peuvent être les effets de transmissions transgénérationnelles non élaborées, ou de liens d’appartenance mal définis.
Et cela ne peut advenir que dans un espace thérapeutique contenant, conçu non pas pour juger, mais pour accueillir l’indicible, recueillir les fragments, et remailler ce qui a été défait.
On ne cherche pas une explication logique au symptôme. On cherche à donner forme à ce qui n’a pas pu se formuler, à inscrire dans le langage, dans le récit, dans la représentation, ce qui jusque-là n’était que ressenti brut, douleur muette, héritage sans mots.
Le symptôme est alors vu comme un support de transformation : il ouvre une brèche dans le silence, il crée un point d’entrée vers l’invisible, il permet d’initier un récit nouveau, partagé, collectif.
Il devient partie prenante d’un processus de co-construction psychique. Par sa présence, son écoute, ses résonances, il participe à la création d’un néo-contenant. Un espace psychique commun où la famille peut enfin re-rêver son histoire, réorganiser ses places, transformer la douleur en narration.
La thérapie familiale devient alors un atelier de tissage : chacun y amène son fil – parfois noué, emmêlé, cassé – pour le mêler à ceux des autres, sous l’étayage discret mais structurant du thérapeute.
Dans ces cas-là, le cadre thérapeutique devient lui-même un soin. Il fait fonction de "marmite psychique collective", un lieu stable, fiable, répétitif, dans lequel les membres de la famille peuvent éprouver la sécurité, ressentir l’inscription, et peu à peu retrouver la capacité de rêver.
Cette dimension contenante est d’autant plus précieuse dans les situations de :
C’est dans cette coconstruction patiente d’un espace symbolisant, dans ce travail de remaillage thérapeutique, que le symptôme peut cesser d’être le seul langage disponible pour dire la douleur.
Même s’il n’est pas formulé, il laisse des traces inconscientes dans le maillage familial. Ces silences peuvent se transmettre sous forme de symptômes, de malaises ou de troubles identitaires, souvent chez les descendants. C’est pourquoi travailler les transmissions intergénérationnelles en thérapie familiale permet d’apaiser ces blessures invisibles, en remettant du sens là où il n’y avait que du non-dit.
C’est ce qu’on appelle une transmission transgénérationnelle. Ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui se transmettent, mais les émotions figées, les loyautés invisibles, les trous dans le lien familial. Cela peut provoquer chez les descendants un sentiment d’angoisse, de vide ou de culpabilité sans origine claire. La thérapie familiale psychanalytique aide à mettre en mots ce qui n’a jamais pu l’être.
Si vous avez l’impression de rejouer une histoire qui n’est pas la vôtre, ou si certaines thématiques (abandon, trahison, honte…) reviennent dans votre lignée, il est possible que vous soyez porteur d’un symptôme transgénérationnel. Une thérapie familiale ou individuelle, avec un travail sur le lien de filiation et d’affiliation, peut vous aider à clarifier ce qui se transmet à travers vous.
Cela peut s’expliquer par un problème de lien symbolique : une filiation floue, une affiliation instable, un secret de famille, une place mal définie dans la structure. Ce n’est pas la relation apparente qui pose problème, mais l’inscription psychique dans la famille. Le symptôme vient parler à la place du lien blessé. Un accompagnement thérapeutique permet de réparer le maillage familial.
Ce qui compte, c’est de reconnaître la souffrance, de l’accueillir, et de l’élaborer symboliquement. En thérapie, ce qui ne peut pas être raconté peut souvent être ressenti, représenté, mis en récit autrement. Le corps, les rêves, les émotions parlent à leur manière. Le travail thérapeutique permet de construire un nouveau contenant psychique même à partir d’éléments flous. Il s’agit avant tout de réparer le lien, pas de reconstituer les faits.
Même si un seul membre semble souffrir, il peut porter à lui seul une charge émotionnelle transmise, une faille dans la filiation, ou une confusion des places. La thérapie familiale psychanalytique permet d’explorer ces liens invisibles et de restaurer un contenant psychique groupal. En travaillant ensemble, la famille retrouve une cohérence symbolique et le symptôme peut alors cesser d’être le seul langage de la souffrance.
L’enfant ressent alors un affect flou, un mal-être sans cause visible. Il peut même incarner émotionnellement ce que ses parents n’ont jamais pu dire. C’est ce qu’on appelle un transfert de charge émotionnelle intergénérationnelle. La thérapie familiale aide à remettre en circulation ces affects pour éviter qu’ils ne pèsent sur les descendants.
Ce sont souvent des mailles trouées du lien familial qui provoquent ces symptômes : le corps devient le porteur du message muet. En thérapie familiale ou individuelle, il est possible de travailler ces transmissions invisibles, de remettre du sens, et de soulager le corps en réparant le lien.
L’enfant ressent un affect flottant, un danger invisible, ou un devoir de loyauté implicite. C’est ce qu’on appelle une transmission transgénérationnelle par identification projective. Ces mécanismes peuvent être travaillés en thérapie psychanalytique des liens, où l’objectif est de nommer l’indicible, de restaurer la clarté des filiations, et de rompre les chaînes inconscientes.
La thérapie familiale psychanalytique ne cherche pas à reconstituer une vérité historique, mais à redonner une structure psychique aux héritages invisibles. Ce travail de remaillage, à travers le récit, la co-rêverie et l’écoute, permet de libérer les descendants d’un poids qui ne leur appartient pas entièrement.