Qu’est-ce que l’érotomanie ? Quand l’amour devient délire
15/4/2025

Qu’est-ce que l’érotomanie ? Quand l’amour devient délire

Imaginez une femme — ou un homme — qui est convaincu(e) que son collègue, son médecin, voire une célébrité l’aime en secret. Elle guette ses signes, interprète chaque geste, chaque parole, chaque silence. Et même lorsque l’autre nie, rejette, ou fuit, sa certitude ne vacille pas : il l’aime, mais ne peut l’avouer. C’est peut-être un amour interdit, peut-être une passion tue par la peur. Mais pour elle, il n’y a pas de doute : cet amour existe. Bienvenue dans l’univers troublant, fascinant et tragique de l’érotomanie, un trouble aussi rare que méconnu, mais profondément révélateur des méandres de la psyché humaine.

L’érotomanie : une illusion amoureuse délirante

Le terme érotomanie vient du grec eros (amour) et mania (folie, passion excessive).

Il désigne un délire chronique centré sur la conviction erronée d’être aimé par une autre personne, généralement d’un statut social plus élevé ou perçue comme inaccessible.

Ce trouble est classé parmi les troubles délirants persistants dans les classifications psychiatriques (DSM-5 et CIM-11). Il peut apparaître seul (forme primaire ou syndrome de Clérambault) ou s’inscrire dans un tableau plus global (paranoïa, schizophrénie, trouble bipolaire).

Mais au-delà du diagnostic, l’érotomanie soulève des questions brûlantes : Qu’est-ce que croire qu’on est aimé ? Où s’arrête le rêve et où commence le délire ?

Un trouble au cœur de la psyché amoureuse

Le psychiatre Gaëtan Gatian de Clérambault, figure marquante de la psychiatrie française du début du XXe siècle, fut le premier à identifier et théoriser l’érotomanie comme une entité clinique à part entière.

Dans son célèbre "Les psychoses passionnelles", il décrit un tableau singulier et fascinant, où l’amour n’est pas fantasmé mais déliré, investi de certitude, et vécu dans une solitude absolue.

Clérambault distingue trois phases évolutives, qui permettent de comprendre la dynamique du délire érotomaniaque et son emprise sur le psychisme du sujet :

L’espoir : le mirage de la réciprocité

Tout commence par la conviction intime et inébranlable d’être aimé.

Cette conviction, bien que délirante, ne s’accompagne pas d’hallucinations : le sujet ne “voit” pas l’autre l’aimer, il l’interprète.
Un regard soutenu, une poignée de main prolongée, une phrase anodine sont lus comme autant de messages codés trahissant un amour caché.

Le sujet érotomane se trouve alors dans un état d’exaltation affective intense, porté par un amour qu’il croit partagé mais encore secret. C’est une période de fébrilité douce, où tout est promesse. L’autre n’a pas encore déclaré sa flamme, mais cela ne saurait tarder…

L’espoir érotomaniaque agit comme un rempart contre la vacuité intérieure, une source d’élan vital qui colore le quotidien d’un sens retrouvé.

Le dépit : l’amour entravé par les circonstances

Lorsque l’autre ne répond pas aux attentes — qu’il garde ses distances, qu’il nie ou rejette la possibilité d’un lien — le sujet ne remet pas en question sa croyance.

Au contraire, il entre dans une phase dite de dépit, marquée par la tristesse, la frustration, voire l’irritation.

Le silence de l’autre n’est pas perçu comme une absence d’amour, mais comme le signe d’un empêchement extérieur : pression sociale, différence d’âge ou de statut, peur du scandale, opposition familiale… Autant d’obstacles supposés qui empêcheraient l’être aimé d’exprimer librement ses sentiments.

Cette phase est souvent la plus longue, marquée par l’attente, l’interprétation obsessionnelle des moindres signes, et une usure psychique profonde.

La rancune : de la passion au ressentiment

À mesure que les refus s’accumulent, que l’indifférence se répète, ou que l’“aimé” prend des mesures d’éloignement (changement d’adresse, plainte, mise à distance), le sujet bascule dans une phase de rancune.

Le délire, jusqu’ici nourri d’espoir, se teinte d’amertume, de colère, voire d’accusation. L’autre est vu comme fuyant, lâche, manipulateur ou traître. Le discours peut devenir persécuteur, le sujet considérant que l’autre “joue un double jeu” ou nie délibérément un amour qu’il ressent bel et bien.

Dans les cas extrêmes, cette phase peut déboucher sur des passages à l’acte : harcèlement, filature, intrusion dans l’intimité, menaces, voire violences. Ces actes, bien que condamnables, doivent être compris comme l’expression dramatique d’une tentative de maintenir coûte que coûte un lien vécu comme vital.

Un délire sans hallucination : la force de l’interprétation

Ce qui rend l’érotomanie si troublante, c’est qu’elle ne s’appuie ni sur des voix, ni sur des visions, comme dans d’autres formes de psychose.

Elle s’ancre dans une interprétation délirante du réel. L’autre existe bel et bien, il parle, il agit, mais chaque geste, chaque mot est réinterprété à travers le prisme d’un amour fantasmé.

Là où le sujet ordinaire entend “bonjour”, l’érotomane entend “je t’aime mais je ne peux te le dire”.

Là où le silence est neutre, il entend un appel muet. Il y a là un glissement du sens, une dérive du symbolique qui transforme le quotidien en théâtre de la passion.

💔 Un amour sans réponse, mais sans doute

L’érotomanie est peut-être l’un des seuls troubles où la conviction délirante n’est jamais remise en cause, malgré les évidences contraires. Le sujet peut subir des rejets, des mises en garde, des sanctions… rien n’ébranle sa certitude.

Cette fixité du délire révèle à quel point le lien amoureux imaginé est devenu un pilier psychique, une structure de soutien. Abandonner ce délire reviendrait à tomber dans le vide, à affronter un manque que le sujet ne peut nommer, ni supporter.

C’est pourquoi l’érotomanie, au-delà de son aspect parfois théâtral, doit être entendue comme une souffrance, un appel silencieux lancé depuis un espace où le réel ne suffit plus à faire lien.

Quand l’amour se retourne : glissement vers le délire de persécution

Dans certaines formes évolutives de l’érotomanie, surtout lorsque l’objet d’amour nie fermement toute réciprocité ou prend des distances protectrices, le délire peut se transformer.

L’amour supposé devient alors hostilité imaginée. Le sujet ne se sent plus aimé, mais persécuté : il croit que l’autre lui fait du mal volontairement, qu’il cherche à le faire souffrir, à l’humilier ou à l’atteindre.

Ce glissement vers un délire de persécution n’est pas rare. Il témoigne de la fragilité du socle narcissique sur lequel reposait la conviction érotomaniaque : si l’amour imaginaire se fissure, il ne reste plus que la haine, le ressentiment, et parfois la vengeance.
Le sujet peut alors développer une vision du monde méfiante, hostile, marquée par la surenchère interprétative et la certitude d’être victime.

Ce passage de l’amour au rejet illustre une dynamique fréquente dans la psychose : la difficulté à intégrer l’altérité et la séparation sans effondrement.

Qui est concerné par l’érotomanie ?

Contrairement aux idées reçues, l’érotomanie n’est pas l’apanage des femmes.

On parle parfois de “femmes érotomanes” car la description de Clérambault reposait sur des cas féminins, mais les hommes aussi peuvent être touchés, parfois avec un versant plus persécuteur ou violent.

Le sujet érotomane :

Le choix de l’“objet” est rarement anodin : une figure d’autorité, de pouvoir, ou inaccessible, comme un médecin, un professeur, une star. C’est un amour sans risque, car non confronté à la réalité de la relation.

De l’amour fou… au délire : quand l’imaginaire prend le pouvoir

L’érotomanie ne se contente pas de poser une énigme psychiatrique ; elle interroge l’essence même de l’amour humain, sa part de folie, de croyance, de projection.

Car au fond, n’est-ce pas toujours un peu insensé de croire qu’on est aimé ?

Qui n’a jamais espéré, tremblé, scruté un regard, interprété un silence ou un sourire, dans l’espoir d’y lire un sentiment naissant ?

L’amour, qu’il soit réciproque ou non, mobilise toujours une part de fiction.

Nous prêtons à l’autre des intentions, des affects, parfois des manques que nous seuls imaginons. Nous rêvons qu’il pense à nous quand il se tait, qu’il nous devine sans que l’on parle. Cette part d’imaginaire, loin d’être pathologique, est constitutive du lien amoureux.

Mais dans l’érotomanie, ce rêve ne s’éteint jamais à l’épreuve du réel. Pire encore : le réel alimente la conviction délirante.

Le silence de l’autre ? Il prouve qu’il a peur d’aimer.
Son rejet ? Il confirme qu’il se débat contre ses sentiments.
Son absence ? Elle signifie qu’il souffre de la distance imposée.
Chaque démenti devient une preuve inversée.

Là où l’amour ordinaire peut mourir de déception, le délire érotomaniaque se nourrit de l’obstacle.

Un délire solide comme un roc

Dans l’érotomanie, il n’est pas question de doute : la conviction d’être aimé est inébranlable. Il ne s’agit ni d’une croyance fragile, ni d’un espoir tenace, mais d’une vérité intérieure absolue, imperméable à toute contradiction.

Même face à des faits objectifs, à des démentis clairs, à des preuves tangibles que l’autre ne partage pas ce sentiment, la certitude ne faiblit pas. Elle se renforce. Car elle ne repose pas sur ce que l’autre dit ou fait, mais sur ce que le sujet sent.

Et ce que le sujet sent n’est pas négociable.
C’est ce qui le tient debout.

Le fantasme d’un amour sans faille

L’amour imaginé dans l’érotomanie est parfait, absolu, inconditionnel. Il ne déçoit jamais, puisqu’il n’est jamais confronté au réel de la relation. Il n’y a ni désaccord, ni faille, ni banalité du quotidien. Cet amour reste idéalisé, pur, intact.

Ce fantasme amoureux remplit une fonction essentielle : boucher une béance intérieure, éviter l’effondrement, réparer un narcissisme fracturé.
L’autre aimé devient un support psychique, un garant de la valeur personnelle, une figure à la fois désirée et salvatrice.

On ne veut pas tant posséder l’autre que persister dans l’idée que l’on est aimé.

Car être aimé, c’est exister. C’est être regardé, reconnu, désiré. C’est être digne d’intérêt.
Et quand le sujet doute de tout, y compris de sa valeur d’être, le délire amoureux devient un refuge contre l’insignifiance.

L’imaginaire qui prend le pouvoir sur le symbolique

Sur le plan psychanalytique, l’érotomanie peut être lue comme une victoire de l’imaginaire sur le symbolique.

Le lien à l’autre n’est pas médiatisé par la parole, par l’altérité, par le manque : il est immédiat, fusionnel, indiscutable.

Le sujet ne peut accepter que l’Autre veuille autre chose que lui. Il rejette la différence, le non, l’imprévisibilité du désir de l’autre. Tout devient lisible selon un seul scénario : celui d’un amour caché, mais indéniable.

C’est ainsi que l’érotomanie se distingue radicalement d’une passion ordinaire ou même d’un amour à sens unique. Ce n’est pas un attachement désespéré, c’est un mécanisme de survie psychique, une fiction identitaire qui prend la place d’un moi trop fragile.

Quand l’amour devient une défense

Dans cette perspective, le délire érotomaniaque peut être compris comme une défense contre l’angoisse de néantisation. Il protège d’une réalité perçue comme vide, hostile ou indifférente. Il remplit un sujet déserté par le sentiment d’exister.

Mais cette défense est coûteuse. Elle enferme, isole, empêche le vrai lien. Car l’autre, en tant qu’être vivant, autonome, porteur de ses propres désirs, est effacé au profit d’un double imaginaire.

Ainsi, l’érotomanie révèle les dangers d’un désir unilatéral, figé dans le fantasme, sourd à l’altérité. Un désir qui ne rencontre jamais la réalité de l’autre, mais tourne en boucle dans l’univers mental du sujet.

Lecture psychanalytique de l’érotomanie

Un mécanisme de défense contre la dépression

Selon Freud, dans certains cas, le délire peut être une tentative de guérison, une reconstruction de la réalité après un effondrement psychique. Dans l’érotomanie, le sujet, plutôt que de s’effondrer dans la douleur du rejet ou de l’abandon, invente un amour réciproque.

Cette fiction protège le moi d’un vécu de vide ou d’anéantissement. L’autre aimé, même absent, devient un soutien narcissique.

L’amour comme miroir du moi idéal

Lacan, de son côté, évoque l’érotomanie comme le désir d’être désiré, non pour ce qu’on est, mais pour ce qu’on rêve d’être. L’objet aimé devient un miroir du moi idéal, un garant de la valeur personnelle.

Dans l’érotomanie, le fantasme amoureux tente de réparer une blessure narcissique profonde, souvent ancrée dans les premières expériences d’amour (parentales ou archaïques). L’Autre est sommé de nous aimer, parce que nous ne savons plus nous aimer nous-mêmes.

Une souffrance psychique intense, souvent solitaire

Derrière le délire, il y a une vraie souffrance.

Le sujet érotomane vit dans l’attente, l’incompréhension, parfois l’angoisse. Il peut être rejeté, moqué, voire criminalisé s’il franchit la ligne du harcèlement ou de l’intrusion.

Mais il faut comprendre que ce comportement n’est pas volontaire. Il est le fruit d’un délire structurant, d’un mécanisme psychique de survie.

Dans les cas graves, l’érotomanie peut mener à une désinsertion sociale, une rupture familiale, ou même des passages à l’acte. D’où l’importance d’une prise en charge adaptée.

Comment diagnostiquer une érotomanie ?

Le diagnostic repose sur l’entretien clinique, l’observation du discours et du comportement, et l’exclusion d’autres troubles psychiatriques.

Le psychiatre ou psychologue cherche notamment :

  • Une conviction délirante d’être aimé,
  • Un objet aimé inaccessible ou hiérarchiquement supérieur,
  • Une interprétation constante des signes de l’autre en faveur du délire,
  • L’absence de réciprocité malgré les preuves contraires,
  • Une évolution en trois phases : espoir, dépit, rancune.

Dans certains cas, l’érotomanie peut être confondue avec un trouble de la personnalité, une forme de paranoïa ou un trouble affectif. D’où la nécessité d’une évaluation clinique fine.

Quelles prises en charge pour l’érotomanie ?

💊 Approche psychiatrique

  • Traitement médicamenteux (neuroleptiques atypiques) pour atténuer le délire dans les formes sévères.
  • Hospitalisation si risque de passage à l’acte ou désorganisation majeure.

🧠 Psychothérapie

  • Thérapies psychodynamiques : explorer les fantasmes archaïques, les blessures narcissiques, les vécus d’abandon.
  • Thérapies cognitivo-comportementales : travail sur les pensées automatiques, le rapport au réel.
  • Thérapies de soutien, centrées sur la restauration du narcissisme.

Peut-on guérir de l’érotomanie ?

Il est difficile de “convaincre” une personne érotomane que l’autre ne l’aime pas.

Cela reviendrait à détruire une construction psychique vitale.

Mais avec le temps, le soutien et un cadre thérapeutique adapté, le délire peut s’atténuer, perdre de sa rigidité, et laisser place à d’autres formes de lien, plus réels, plus nourrissants.

La guérison passe souvent par :

  • La réhabilitation narcissique,
  • La restauration d’un espace psychique intérieur,
  • Et parfois… le deuil d’un amour jamais vécu, mais intensément ressenti.

L’érotomanie n’est pas une simple “folie amoureuse”.

C’est une tentative poignante de réparer une blessure ancienne, un appel désespéré à l’amour, au regard, à la reconnaissance.

Elle nous interroge, en miroir, sur notre propre besoin d’être aimé, vu, désiré. Et sur cette zone floue, entre le fantasme et la réalité, où se joue l’amour humain.

Accompagner une personne érotomane, c’est écouter ce que son délire tente de dire, là où les mots ont peut-être manqué autrefois. C’est aussi reconnaître que dans la folie de croire être aimé, se cache souvent une immense solitude.

📚 Pour aller plus loin

  • Clérambault, G.G. de. Les psychoses passionnelles.
  • Freud, S. Névrose et psychose (1924).
  • Lacan, J. Les formations de l’inconscient (Séminaire V).
  • Eiguer, A. L’érotomanie. Clinique de l’amour délirant, Dunod.
Par Frédérique Korzine,
psychanalyste à Versailles
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Psychanalyse, hypnose, coaching, supervision et thérapies brèves.

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