Les agressions contre les soignants se multiplient à un rythme inquiétant. Derrière ces actes, souvent choquants, se cache une détresse profonde, parfois inconsciente. Qu’est-ce qui pousse un patient ou un proche à passer à l’acte ? Et que révèle cette violence sur notre société ? En croisant psychologie sociale et psychanalyse, une lecture singulière de la frustration moderne, de l’individualisme forcené et du lien soignant-soigné. Une réflexion essentielle pour réhumaniser le soin… et allez, autorisons-nous à le rêver... prévenir les prochains débordements ?
Avant de plonger dans le vif du sujet, retenons ceci : les agressions dans le monde du soin sont le symptôme d’un malaise profond. Frustration intolérable, détresse émotionnelle non exprimée, sentiment d’abandon ou de toute-puissance… La violence ne surgit pas de nulle part. Et si la psychanalyse pouvait nous aider à entendre ce qui ne se dit pas ? De Lacan à la supervision en institution, en passant par les effets du Covid sur notre rapport à l’autre, cet article explore les causes inconscientes de cette violence… et propose des pistes concrètes pour recréer du lien. Allez, c’est parti…
La supervision à Versailles est un élément clé pour promouvoir la santé et le bien-être des professionnels du monde du soin, en particulier dans le contexte où les agressions se multiplient.
Le constat est alarmant. En France, selon le rapport 2023 de l’ONVS, le nombre de signalements d’atteintes aux personnes dans les établissements de santé a franchi un cap :
Derrière ces chiffres, une réalité : le métier de soignant est devenu une zone à haut risque, avec pour certains l’impression d’exercer sous tension permanente.
🎯 Enquête FHF 2024 : 1 soignant sur 3 dit avoir songé à changer de métier après une agression.
La médecine, en s’humanisant, a aussi été idéalisée. Mais cette idéalisation est à double tranchant : quand la réponse ne comble pas l’attente, la déception devient rage.
Le temps manque, les soignants s’épuisent, les institutions se dégradent. Et dans cet espace d’impuissance réciproque, la frustration monte, déborde, et cherche un coupable.
« Une femme est arrivée avec sa mère âgée en détresse respiratoire. On a dû attendre un brancard. Elle m’a hurlé dessus : “Vous voulez qu’elle meure !” Puis elle m’a craché dessus. Ce jour-là, j’étais devenue l’ennemi public. Pas une soignante. »
— Infirmière aux urgences, CHU de Nantes
Ce que cette infirmière décrit n’est pas un simple débordement. C’est un basculement symbolique : le soignant, perçu comme garant de la vie, devient celui qui déçoit, frustre, voire abandonne.
Quand le soin ne répond pas aux attentes (réelles ou fantasmées), la haine de l’Autre surgit. Une haine primaire, souvent nourrie de traumatismes anciens réactivés.
C’est ce que Lacan appelait la fonction du tiers castrateur : celui qui introduit la loi, la limite, l’attente. Mais dans une société sans patience, la castration n’est plus entendue comme nécessaire : elle devient insupportable.
Le langage se délite, les affects débordent. Et dans ce vide symbolique, le corps parle… parfois violemment.
Le soignant devient alors le dernier lien possible avec une figure d’autorité, qu’il faut renverser pour ne pas se sentir impuissant.
🧠 « Là où le discours échoue, le passage à l’acte commence. »
— Françoise Dolto
Une mère qui insulte un pédiatre n’insulte pas uniquement le médecin : elle crie son angoisse de perdre un enfant. Un patient qui frappe un infirmier exprime souvent sa panique face à sa propre vulnérabilité.
Ces comportements, bien que condamnables, doivent être aussi entendus comme des symptômes.
Dans la clinique, ce sont les affects refoulés — peur, honte, impuissance, abandon — qui ressurgissent sous forme d’attaques. Parce que la parole manque, le corps agit.
🧠 « Le passage à l’acte est souvent une tentative d’éviter de penser ce qui fait trop mal. »
— Jean-Daniel Causse, psychanalyste
Dans ce contexte, le soin — qui suppose attente, confiance, incomplétude — devient insupportable.
Le soignant, porteur d’une fonction limite, devient obstacle. Il n’est plus perçu comme un allié, mais comme celui qui empêche d’aller bien tout de suite.
Dans un monde où l’on consomme tout, on veut aussi consommer le soin, et donc soumettre le soignant à une logique d’exécution.
Aujourd’hui, elles sont perçues comme défaillantes, froides, bureaucratiques. Le lien de confiance est érodé.
L’autre n’est plus un partenaire, mais un rival, voire un ennemi, en particulier dans des situations de crise, d’attente ou d’injustice perçue.
C’est le glissement d’une société du lien vers une société du face-à-face conflictuel, où l’Autre devient insupportable… surtout s’il ne peut pas tout.
L’agression est le signe que quelque chose ne peut pas être mis en mots, ne peut pas être symbolisé.
Le soignant, en incarnant l’Autre, devient le point de fixation de conflits internes non résolus : ceux du patient, mais parfois aussi ceux de la société elle-même.
Ainsi, derrière l’agression visible, se trame un théâtre invisible de frustrations infantiles, de sentiments d’abandon et de ruptures de confiance primitives.
🩺 Selon une étude de Santé Publique France, 1 patient sur 5 considère que “hausser le ton” est parfois nécessaire pour obtenir de l’attention dans un service hospitalier.
📲 Les réseaux sociaux jouent un rôle amplificateur : le nombre de vidéos virales montrant des altercations avec des soignants a été multiplié par 4 en 5 ans. Une banalisation inquiétante de l’humiliation publique.
🧒 Enfin, dans certains cas, l’agression contre un soignant réactive un vécu d’impuissance infantile : celle de ne pas avoir été entendu, protégé, ou aimé. C’est ce que la psychanalyse nomme “la haine de l’Autre secourable” — une haine paradoxale, mais structurante si elle peut être élaborée.
Mais les agressions restaient perçues comme des actes isolés, souvent attribués à des troubles psychiatriques ou à des situations extrêmes.
Depuis la pandémie, un glissement s’est opéré. La peur de mourir, l’isolement, la défiance envers les institutions, la désinformation, et la pression sur les hôpitaux ont bouleversé la perception du soin :
La fonction symbolique du soin — “prendre soin de la vie” — a été déstabilisée. Certains patients exigent aujourd’hui un résultat, un remède, un pouvoir total… et s’attaquent violemment à ceux qui n’en sont pas les garants.
🗨️ « Le soignant est passé en quelques mois du statut de héros à celui de bouc émissaire. Cette bascule révèle un profond désarroi collectif et une intolérance croissante à la frustration. »— Dr Patrick Bouet, ex-président du Conseil national de l’Ordre des médecins (interview Le Monde, 2022)
C’est par la confrontation au manque — de sein, d’amour, de réponse immédiate — que le sujet se construit. Le désir naît du manque, et non de sa satisfaction.
Ce manque, lorsqu’il est reconnu, symbolisé, élaboré, devient moteur de création, de langage, de lien.
Mais lorsqu’il est nié, trop précoce ou trop brutal, la frustration devient insupportable. Elle court-circuite la pensée. Elle pousse au passage à l’acte. Elle engendre parfois la haine de l’Autre qui manque ou fait manquer.
Cette expérience, si elle est accompagnée, pensée, contenue, permet au bébé de s’individuer, de tolérer le manque, de différer son désir.
Mais si elle est brutale, répétée ou non reconnue, elle s’imprime comme une blessure archaïque. L’adulte portera alors une intolérance quasi physique à l’attente, à l’imperfection, au “non”.
Et qui, dans notre société, représente ce “non” plus que le soignant débordé qui dit : “je ne peux pas maintenant” ?
Il distingue :
Le soignant est souvent pris, malgré lui, dans cette triangulation inconsciente. Il est :
🧠 « Le désir n’est pas ce qu’on veut. Il est ce qui persiste dans le manque. » — Jacques Lacan
Elle devient une attaque, un trauma, un cri. Et celui qui la provoque — ou semble la provoquer — devient persécuteur.
Dans les contextes de soin, c’est alors l’infirmière, le médecin, l’accueil qui sont pris dans ce court-circuit. Non pas comme personnes, mais comme figures transférentielles.
Quand on donne sans recevoir, quand on écoute sans être entendu, quand on soigne sans voir d’amélioration, la frustration s’infiltre.
Et parfois, cette frustration devient :
Le soignant, pris dans des transferts complexes, peut lui aussi projeter sur le patient ses propres blessures : culpabilité d’impuissance, colère rentrée, désespoir face à l’injustice de certaines situations.
La psychanalyse peut alors aider à penser ces mouvements internes, non pour les juger, mais pour les mettre en mots avant qu’ils ne deviennent maux.
🗨️ « Le soignant a lui aussi besoin d’un espace où déposer son excès d’humanité. » — Frédérique Korzine 😉
« Un jour, après ma douzième garde en quinze jours, une patiente m’a insultée parce que je n’avais pas le temps de lui parler plus de deux minutes. J’ai encaissé. Mais dans ma tête, j’ai eu envie de crier. C’est là que j’ai compris que je n’étais plus capable de contenir la colère. Pas contre elle… mais contre tout. » — Claire, infirmière en médecine interne
Ce que Claire décrit, beaucoup de soignants le vivent : une frustration retournée contre soi, faute de pouvoir être entendue. D’où l’importance, pour les professionnels, d’avoir un espace psychique pour penser l’impuissance… plutôt que de la subir.
🌿 « Soigner, ce n’est pas guérir. C’est accueillir la vulnérabilité de l’autre sans fuir la sienne. »
— Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste
Cette citation vient rappeler avec justesse que le soin est d’abord une relation, pas une performance, et qu’il implique une part d’exposition, de subjectivité, parfois de souffrance.
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Derrière chaque mot violent, chaque geste déplacé, il y a souvent une souffrance non formulée, une frustration intolérable, une angoisse face à la perte. Mais aussi, parfois, une société qui ne sait plus différer, écouter, symboliser.
Le soin, par essence, est une rencontre entre deux incomplétudes. Il suppose du temps, de la parole, de la confiance — et donc de la reconnaissance mutuelle.
Il est urgent de repenser ce lien : pour protéger les soignants, mais aussi pour redonner du sens à ce que signifie prendre soin, dans une société en quête de réparation.
Restaurer le soin, c’est peut-être commencer par soigner notre rapport à la frustration, à la limite, et à l’autre.