Lorsque j’ai reçu Sophie, 32 ans, elle m’a raconté qu’il lui arrivait parfois de « disparaître » d’elle-même. En pleine réunion de travail, son esprit se débranchait soudainement : elle regardait ses collègues parler, mais avait l’impression d’observer la scène derrière une vitre. Parfois, elle ne se souvenait plus de trajets entiers en voiture ou se retrouvait avec des objets qu’elle ne se rappelait pas avoir achetés. Son angoisse n’était pas tant de « perdre du temps » que de perdre pied avec elle-même. Était-elle en train de « devenir folle » ?
Ce vécu troublant, souvent difficile à décrire avec des mots, correspond à ce qu’on appelle un trouble dissociatif. Loin d’être un simple oubli passager ou une distraction, il s’agit d’un mécanisme psychique complexe où certaines parties de l’expérience – souvenirs, sensations, émotions – se scindent et échappent à la conscience.
Selon l’Organisation mondiale de la santé, les troubles dissociatifs concernent environ 1 à 2 % de la population générale, mais leur diagnostic reste délicat : beaucoup de patients consultent d’abord pour de l’anxiété, une dépression ou des symptômes physiques inexpliqués.
Derrière ces manifestations se cache souvent une tentative du psychisme de se protéger d’un vécu insupportable. Le clivage, ce mécanisme de survie, permet à la personne de continuer à fonctionner, mais au prix d’une coupure intérieure.
Explorons ce qu’est réellement un trouble dissociatif, comment le reconnaître au quotidien, quelles en sont les causes et surtout quelles pistes existent pour s’en sortir.
Le mot dissociation vient du latin dissociare, « séparer ». En psychologie et en psychanalyse, il décrit le processus par lequel des pans entiers de l’expérience psychique — souvenirs, sensations, émotions, identité — sont mis à distance de la conscience. On parle alors de trouble dissociatif lorsque ce mécanisme devient envahissant et perturbe durablement la vie quotidienne.
Concrètement, une personne peut se sentir « spectatrice d’elle-même », vivre des amnésies sélectives, ou encore avoir l’impression que son corps, son environnement ou ses émotions ne lui appartiennent plus. Ces épisodes ne sont pas choisis : ils s’imposent, souvent à la suite d’un traumatisme ou d’un stress extrême. Il est essentiel de distinguer le trouble dissociatif d’autres pathologies comme la schizophrénie. Là où la schizophrénie implique une altération du contact avec la réalité (hallucinations, délires, désorganisation), le trouble dissociatif traduit plutôt une fragmentation interne du vécu. Autrement dit, la réalité extérieure reste intacte, mais le rapport à soi-même se fissure.
La psychiatre française Muriel Salmona rappelle que la dissociation est avant tout un mécanisme de survie face au trauma : « Lorsque la douleur est insupportable, le cerveau coupe, il sépare pour protéger la personne » (Mémoire traumatique et résilience, 2022). Cette lecture clinique permet de comprendre pourquoi la dissociation n’est pas un signe de « folie », mais un signe de lutte.
Décrire un trouble dissociatif, c’est essayer de mettre des mots sur une expérience qui, justement, échappe aux mots. Ceux qui le vivent parlent d’« absences », de « flottement », de « vide intérieur ». Ils disent surtout : « Je n’arrive pas à l’expliquer. »
Ce ne sont pas de simples oublis. C’est parfois une conversation importante effacée de la mémoire, un trajet complet dont il ne reste aucune image, ou même un pan entier de l’enfance qui semble avoir disparu. Ces amnésies dissociatives laissent derrière elles une angoisse sourde : « Que s’est-il passé pendant ce temps-là ? »
Un patient racontait par exemple avoir retrouvé, dans son armoire, des vêtements qu’il ne se souvenait pas avoir achetés. Le ticket de caisse prouvait qu’il en était bien l’acquéreur, mais aucune scène d’achat ne revenait. Ces moments brouillent le sentiment de continuité de soi.
La dépersonnalisation est souvent décrite comme une mise à distance radicale de son propre corps. Certains disent : « J’agissais, mais comme un automate ». D’autres : « Je regardais ma vie, comme un spectateur dans une salle de cinéma. »
Ce n’est pas une rêverie douce : c’est une perte d’ancrage, une étrangeté qui glace et isole.
Avec la déréalisation, ce n’est plus soi qui devient étranger, mais le monde. Les couleurs semblent s’éteindre, les sons s’éloigner. Le bureau familier paraît artificiel, comme un décor de théâtre. La réalité ne disparaît pas, elle devient irréelle. C’est une fracture subtile, mais déstabilisante : « Je sais que c’est ma maison… mais elle me semble fausse. »
Le trouble dissociatif de l’identité (anciennement appelé personnalité multiple) reste rare, mais il est sans doute le plus spectaculaire. L’individu passe d’un état du moi à l’autre, parfois avec des souvenirs, des manières de parler, voire des écritures différentes.
Ce n’est pas du jeu de rôle, mais une véritable scission : chaque partie vit sa propre histoire. Pour l’entourage, c’est déconcertant ; pour la personne, c’est souvent épuisant.
La dissociation n’épargne pas le corps. Engourdissements soudains, douleurs vagues, sensation d’anesthésie ou de vide, fatigue chronique… Ces manifestations somatiques ne sont pas imaginaires : elles traduisent une souffrance réelle. Comme si le corps lui-même se mettait à parler à la place de la mémoire.
Le plus difficile, pour beaucoup, n’est pas seulement l’expérience dissociative elle-même, mais l’impossibilité de la partager. Comment expliquer à un ami que vous ne vous souvenez pas d’un trajet de plusieurs heures ? Comment dire à votre conjoint que vous étiez là physiquement, mais que vous n’avez « rien ressenti » ?
Beaucoup se taisent, par peur d’être jugés « fous ». Cette honte silencieuse enferme davantage encore, alors que la dissociation n’est pas une folie mais une stratégie de survie.
Comme l’écrivait Pierre Janet dès 1889, « ce qui est dissocié, ce sont des fragments d’expériences qui continuent de vivre séparément ». Ce qui veut dire : rien n’a disparu. Tout est là, mais éclaté. Et le travail thérapeutique consiste à recoller ces morceaux de vie dispersés.
Le trouble dissociatif ne surgit pas par hasard. Il est presque toujours lié à une histoire de souffrance psychique intense. Derrière la dissociation se cache un mécanisme de survie : le psychisme se protège d’une douleur impossible à supporter autrement.
La plupart des troubles dissociatifs trouvent leur origine dans des traumatismes précoces (abus, violences, négligences) ou des événements extrêmes vécus à l’âge adulte (accidents graves, agressions, guerre…). Lorsque le cerveau est confronté à une terreur insurmontable, il peut « couper le courant ». La personne reste en vie, mais au prix d’une fracture intérieure.
En psychanalyse, on parle de clivage. Face à ce qui menace de déborder, le psychisme sépare : une partie continue d’exister et d’agir au quotidien, tandis qu’une autre garde enfouis les souvenirs et émotions intolérables. Cette scission n’est pas un échec, mais une astuce de survie. Elle permet de continuer à fonctionner, même si c’est au prix d’un sentiment d’étrangeté ou de déconnexion.
Le psychiatre américain Bessel van der Kolk, spécialiste mondial du traumatisme, a montré combien « le corps garde les traces » (The Body Keeps the Score, 2014). Autrement dit, même quand l’esprit dissocie pour survivre, le corps se souvient et exprime cette mémoire par des douleurs, des tensions ou des troubles somatiques.
La dissociation protège sur le moment, mais elle enferme aussi. Ce qui a été mis à distance reste figé, empêchant parfois d’avancer. Ainsi, une personne peut se sentir « anesthésiée » émotionnellement, ou comme spectatrice de sa propre vie. La protection initiale devient alors source de souffrance.
Le trouble dissociatif ne se résume pas à une liste de symptômes. Il se faufile dans la vie de tous les jours, parfois discrètement, parfois brutalement.
Vous êtes au bureau. Votre collègue vous parle, vous acquiescez… puis soudain, vous réalisez que vous n’avez rien entendu. Pas parce que vous rêvassiez : parce que, l’espace de quelques instants, vous n’étiez plus là. Comme si l’esprit avait débranché.
Beaucoup décrivent ces « trous noirs » en voiture : on démarre, on roule, et d’un coup on se retrouve arrivé sans se souvenir du chemin. Le corps a conduit, mais la conscience n’a rien enregistré. C’est à la fois banal… et terrifiant.
Dans le couple ou en famille, cela se traduit parfois par une distance étrange. Être présent physiquement, mais absent émotionnellement. Les rires résonnent, mais n’atteignent pas. On a l’impression d’aimer sans ressentir. Comme si une vitre invisible séparait la personne du reste du monde.
Parfois, l’entourage remarque des variations soudaines : une manière différente de parler, une posture inhabituelle, un ton de voix qui ne « ressemble pas ». Ce ne sont pas des caprices : ce sont les fissures du moi qui apparaissent à la surface.
Le plus difficile, ce n’est pas toujours la dissociation elle-même. C’est la honte qui l’accompagne. Comment dire à ses proches qu’on ne se souvient plus d’une soirée entière ? Ou qu’on avait l’impression que la vie se déroulait comme dans un décor en carton ? Alors, beaucoup se taisent. Et ce silence, encore plus que la dissociation, isole et fait souffrir.
C’est une confusion fréquente. Dès qu’on parle de « personnalité multiple » ou de « perte de repères », beaucoup pensent à la schizophrénie. Pourtant, ce sont deux mondes très différents.
Dans le trouble dissociatif, la personne garde les pieds dans la réalité extérieure. Elle sait qui lui parle, où elle se trouve, quel jour on est. Mais à l’intérieur, ça se fissure : mémoire trouée, sensations d’étrangeté, impression d’être plusieurs ou de flotter hors de son corps. C’est la continuité de soi qui craque, pas la perception du réel.
Dans la schizophrénie, c’est autre chose. Le lien avec la réalité elle-même est atteint. Hallucinations auditives, délires, pensées désorganisées : la personne entend des voix que les autres n’entendent pas, voit des signes là où il n’y en a pas. Ici, ce n’est pas une coupure interne mais une rupture avec le monde partagé.
Un patient dissociatif dira : « J’étais là, mais je ne me sentais plus moi-même. »
Un patient schizophrène dira : « On m’a parlé, mais personne d’autre ne l’a entendu. »
Les mots se ressemblent, mais la réalité vécue n’est pas la même.
La Haute Autorité de Santé insiste d’ailleurs sur ce point : la dissociation liée au traumatisme ne doit pas être confondue avec les symptômes psychotiques (HAS, 2015). Faire la différence, c’est essentiel, car les soins ne sont pas les mêmes.
Bonne nouvelle : on ne reste pas condamné à vivre dans la coupure. La dissociation est un mécanisme de survie, certes, mais elle peut s’assouplir, s’apaiser, se transformer.
La première étape, c’est la psychothérapie. Pas une solution magique, mais un espace où peu à peu, on tisse un fil entre les morceaux séparés. Cela peut passer par la psychanalyse, qui donne la possibilité de mettre en mots ce qui n’a jamais pu être dit. Cela peut passer aussi par des thérapies intégratives qui accueillent le trauma autrement. L’essentiel n’est pas la méthode, mais le lien : sentir qu’on peut raconter, sans être jugé ni brusqué.
Pour beaucoup, la dissociation est née du traumatisme. Travailler ce trauma, c’est donc un chemin obligé. Des approches comme l’EMDR ou l’IMO permettent de revisiter les souvenirs figés en toute sécurité. Le mouvement des yeux, guidé par le thérapeute, aide à « digérer » ce qui avait été laissé en suspens. Comme le rappelle le psychiatre François Lebigot, spécialiste du psychotraumatisme, « traiter le trauma, c’est déjà apaiser les phénomènes dissociatifs qui en découlent ».
Parce que la dissociation se vit aussi dans le corps, il est souvent précieux d’y revenir doucement : respirer, sentir ses appuis, pratiquer le yoga, la relaxation ou même l’hypnose. Ces expériences ne « guérissent » pas en soi, mais elles redonnent un ancrage. Elles permettent de se réapproprier des sensations qui semblaient étrangères.
On pourrait énumérer toutes les techniques du monde, mais rien ne remplace la qualité de l’alliance thérapeutique. Ce qui soigne, ce n’est pas seulement l’outil. C’est la possibilité de se sentir reconnu, accueilli, entendu. Dans cette confiance, les morceaux dispersés de soi trouvent peu à peu le courage de se rejoindre.
On croit souvent que la dissociation est une bizarrerie du cerveau, un dysfonctionnement. La psychanalyse nous invite à la regarder autrement : comme une astuce de survie.
Quand un enfant est confronté à une scène trop violente, trop impossible à symboliser, il fait ce qu’il peut : il coupe. Une partie de lui continue à fonctionner, sourire, aller à l’école. L’autre part reste figée, sidérée, intouchable. C’est ce qu’on appelle le clivage du moi. Ce n’est pas de la folie, c’est une solution. Une solution extrême, mais une solution quand même.
Freud l’avait pressenti. Winnicott l’a reformulé avec son idée de faux self : cette façade qui protège mais qui, à force, devient une prison. Et Lacan, lui, rappelait que la vérité du sujet se loge dans ses béances. Autrement dit : là où ça casse, il y a aussi un indice de vie.
Dans le trouble dissociatif, l’unité du sujet vacille. Le fil qui nous permet de dire « je suis moi » se fragilise. Mais ce fil n’est pas rompu : il est juste morcelé, éparpillé, en attente d’un travail qui permette de recoudre l’histoire.
Le travail analytique, alors, ce n’est pas de « recoller les morceaux » comme on recollerait une assiette. C’est d’accompagner la personne pour qu’elle puisse retrouver un récit où chaque fragment — même le plus douloureux — trouve une place. Car ce qui a été mis de côté ne disparaît jamais. Cela reste, cela pèse, jusqu’à être enfin entendu.